Madina, miniaturiste à Boukhara

Extrait de Les grands sofas d'Asie d'Asie centrale, Louis Gigout, 2014.


Dans une échoppe située entre la coupole marchande Toki-Tilpak-Furuchon ("coupole des fabricants de calottes") et le hammam officie Madina. Trois filles l’entourent alors qu’elle peint sur les mains de l’une d’entre elles un motif au henné pour l’Aïd. Mais son vrai métier consiste à peindre des miniatures et des aquarelles et à dessiner des céramiques. Elle a 19 ans [nous sommes en 2012]. Elle est d’origine arabe, ce qui explique, me dit-elle, son prénom et ses sourcils qui se rejoignent presque à la naissance de son nez. Je lui demande de me peindre une miniature représentant un tapchane* volant. Ma proposition l’embarrasse. Elle fait la moue. Voilà qui sort de l’ordinaire.
– Comment un tapchane peut-il voler ?
– S’il y a des tapis volants, il peut bien y avoir des tapchanes volants. Tu n’as qu’à rêver cette nuit que tu es sur un tapchane volant avec ton prince charmant. Quand tu te penches, tu peux voir une caravane qui s’approche du minaret Kaylan et Rushana assise devant son échoppe. Tu lui fais un signe de la main.
– Il me faut une vraie histoire. Je ne peux pas dessiner si je n’ai pas une histoire à raconter. Ton histoire n’est pas une vraie histoire.

Toute la famille de Madina travaille dans des créations qui tournent autour de la peinture et de la céramique. Je dîne avec elle dans une chaïkhana. Madina a apporté une préparation à base de viande et de frites cuisinée par sa sœur. Après dîner, je l’accompagne à la médersa Divan-Begui où elle doit faire acte de présence pendant une heure dans l’échoppe de son oncle. Davron Toshev est considéré comme le meilleur miniaturiste de Boukhara. Avec son frère Davlat, sa nièce et quelques autres artistes locaux, ils perpétuent la tradition de cet art hérité du XVIe siècle et incarnent aujourd'hui l’École de Boukhara. Davron est membre de l’Académie des Peintres d’Ouzbékistan et enseigne à l'Université des Beaux Arts de Boukhara. C'est lui qui a formé Madina et lui a appris à composer ses miniatures elle-même, sans copier les anciens dessins, en s'inspirant de la littérature d’Omar Khayyam, de Nasreddin Khodja et d’Alisher Navoï et de la vie d’Avicenne. Omar Khayyam est souvent représenté en train de boire du vin en bonne compagnie.
– Crois-tu qu’il buvait vraiment du vin, demandé-je à Madina en pensant à l'interdiction de consommer de l'alcool en Islam.
– Bien sûr, rétorque-t-elle. Il boit le vin toute la journée, écoute de la musique et aime les jeunes filles. C’est la vérité.
– Qui est Alisher Navoï ?
– C’est un grand poète. Il a vécu en Perse et à Samarcande au 15e siècle.


Ouzbékistan, Boukhara, Madina, miniaturiste, © L. Gigout, 2012
Madina le soir à Liab-i-Haouz.

Regard noir, pénètre-moi, deviens prunelle
Comme les hommes installe-toi dans le noir de mes yeux.
De la fleur de ton visage, comme en un jardin fleuri,
ordonne le parterre du cœur.
De la tige de ton corps de femme, comme en un jardin sauvage,
celui de l’âme.


Extrait de Qaro Ko’zum qui est encore aujourd’hui une des chansons les plus populaire en Ouzbékistan (traduction Hamid Ismailov, Anthologie de la poésie d’Ouzbékistan, Éditions du Sandre).


Alisher Navoï écrivait des ghazal, forme poétique traditionnelle dans toute l’Asie centrale et l’Inde mogole. D’origine arabe, le mot “ghazal” signifie “aimer parler aux femmes”. Il désigne une forme de versification commune à tous les peuples musulmans orientaux.

Dans la cour de la médersa, les touristes attablés se fichent bien des ghazal et des miniatures de l’oncle de Madina. Ils s’en vont, repus, et la médersa se vide peu à peu. Nous nous rendons alors dans une autre échoppe, tenue celle-là habituellement par sa mère sur la place Liab-i-Haouz. Nous passons plus d’une heure ensemble, assis à proximité du bassin, elle surveillant la boutique tout en me tenant compagnie. Elle me parle de son avenir et de ses rêves. Un mariage s'impose car elle aura vingt ans l'année prochaine. Elle aura alors peut-être plus de facilités pour voyager car il est impossible pour une fille célibataire d'obtenir un visa pour l'Europe. Elles furent si nombreuses à n'être pas revenues dans le passé. Elle ira en Italie où on lui a déjà proposé d'exposer ses miniatures. Elle pourra peut-être travailler dans une pizzéria pour gagner quelque argent et s'acheter des couleurs. Elle ira en France, bien sûr. Il paraît que Paris est une ville tellement belle. Facétieuse, elle s'amuse parfois à représenter la Tour Eiffel dans ses dessins, à côté du minaret Kaylan. Elle me demande de lui parler de ce fleuve qui traverse la capitale et de ce musée qui renferme les plus belles peintures. Y a-t-il des miniatures dans ce musée ? Et des tapchanes, me taquine-t-elle, y a-t-il des tapchanes dans vos chaïkhana ? La prochaine fois que tu viendras, je te conduirai dans le kichlak (village) de ma famille. Nous en avons un très vieux là-bas... Sa mère nous rejoint et reste un instant avec nous avant de décider qu’il est temps de fermer boutique.

*Le "tapchane" (nom d'origine turco-mongole passé dans la langue russe) ou "grand sofa" est une plate-forme en bois portée par quatre pieds, recouverte de tapis et pourvue de coussins, sur laquelle les gens d'Asie centrale s'installent pour prendre le thé et les repas et parfois pour y dormir. Installé souvent à l'extérieur, on le trouve dans les maisons privées et les chaïkhanas (maisons de thé). Le blog sur Les grands sofas d'Asie d'Asie centrale leur est dédié.


Ouzbékistan, Boukhara, Madina, miniaturiste, © L. Gigout, 2012
Madina peint une céramique devant son échoppe à Boukhara.

Ouzbékistan, Boukhara, Madina, miniaturiste, henné, © L. Gigout, 2012
Madina peint des motifs au henné sur la main d'une de ses amies pour la fête de l'Aïd.

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